L’oeil de l’ingénieur (Rallye d’Espagne)



Dans cette nouvelle chronique “L’oeil de l’ingénieur”, Cédric Mazenq nous emmène en Espagne, le seul rallye mixte de la saison, vraisemblablement (voire malheureusement) pour la dernière fois, tout du moins dans un avenir proche.

Il est composé d’une journée “terre”, suivi de deux journées “asphalte”, même s’il reste historiquement un rallye asphalte à part entière. La mixité apporte une touche très intéressante à ce rallye, et je trouve que cette singularité avait vraiment sa place au championnat, comme le regretté Rallye du San Remo des années 90. Les coûts logistiques et techniques inhérents à ce changement de surface semble avoir eu raison de ce format pour les années en venir, même si rien n’est encore officialisé ni définitif.

Côté tracé et atmosphère, c’est définitivement le rallye le plus du typé « circuit » du calendrier, de part des routes relativement lisses et sans vertical, avec un enrobé de très bonne qualité dans la majorité des spéciales. On y retrouve sur l’asphalte les voitures les plus “agressives” en terme de setup (on se rapproche en terme de fréquence de pompage châssis et de raideur de standards habituellement plutôt dévolus aux autos évoluant sur piste).
Comme c’est un rallye qui se déroule depuis toujours en fin d’année, il y a à chaque fois de gros enjeux sportifs (titres pilotes et constructeurs), et ce sera encore le cas cette année, Tanak étant en position de clôturer le championnat pilotes dès ce weekend. Tout cela, plus la proximité avec la France, et la ferveur “muy caliente” des espagnols, confère à ce rallye une ambiance très spéciale, que je qualifierais de “festive” : la Catalogne, c’est la “fiesta” du WRC !

TECHNIQUE

On va se concentrer une fois n’est pas coutume sur la partie asphalte pour cette partie technique. Je disais en introduction que les autos se rapprochent des voitures de circuit, mais en quoi exactement ? Premièrement, au niveau de la hauteur de caisse, avec la hauteur de caisse la plus basse pour profiter à la fois de la baisse du centre de gravité (et donc diminuer tous les transferts de masse) mais également, et c’est d’autant plus vrai ces dernières années, de l’effet de sol, grâce à l’appui aérodynamique généré par la lame avant (ou jupe) et le diffuseur arrière; on n’a pas véritablement d’effet de sol car pas de fond plat véritable comme c’est le cas en monoplace par exemple, mais être le plus près possible du sol améliore les performances de l’auto.

Deuxièmement, on va rouler relativement raide, pour limiter au minimum les mouvements de caisse, et avoir une voiture très réactive, sans “délai” ou “retard” entre la commande pilote et la réaction de la voiture. On qualifie une raideur en pompage (en Hz) et une raideur en roulis (en °/G).

Enfin, dernier point, et vous le savez tous, l’ennemi numéro 1 des pilotes sur l’asphalte, c’est le…. sous-virage ! La Catalogne ne fait pas exception à la règle, bien au contraire, car c’est LE rallye qui ne pardonne pas un train avant fainéant. C’est un rallye certes très lisse mais surtout ultra-sinueux. Le pilote a besoin d’avoir une voiture qui a un fort pouvoir directionnel. Pour cette raison, on va aborder rapidement un sujet que certains s’aventurent à analyser sans vraiment comprendre de quoi il s’agit : la répartition de couple. Alors c’est quoi ce truc ???

En sortie de boîte de vitesses, couplée au différentiel central, se trouve un organe mécanique qui va avoir pour mission, par un jeu d’engrenages, de répartir le couple entre les roues avants et arrières. Normalement sur la terre, les répartitions de couple utilisées par les teams sont souvent avoisinantes de 50/50 (50% du couple vers les roues avants, 50% du couple vers les roues arrières) : on a ainsi une voiture typée 4×4, avec une balance relativement neutre dans les phases sous couple. Sur asphalte, c’est moins évident : si on reprend les bases de manière simpliste, une voiture traction avant (100% du couple sur les roues avants) sera plutôt typée sous-vireuse, une voiture propulsion (100% sur les roues arrières) plutôt survireuse. Vous me voyez venir, grâce à la répartition de couple, les teams peuvent donc donner une prédominance à la balance de la voiture.

Le règlement est ainsi fait que chaque team peut homologuer seulement 2 répartitions de couples, une souvent dévolue à la terre (autour de 50/50), une plutôt destinée aux rallyes asphalte (autour de 30/70). Jusqu’à là ça semble relativement facile, mais par dessus ça, le différentiel central permet de jouer en permanence sur cette répartition de couple : plus on met de pression dans le différentiel central, plus on va “lier” les deux axes ; moins on met de pression, plus la voiture va se rapprocher de sa répartition de couple naturelle. La pression du différentiel central étant elle-même pilotée par les “cartographies de diff”, qui répondent à plusieurs paramètres (mais là on rentre dans le secret des Dieux!)

Vous l’aurez compris on peut donc provoquer un typage de la voiture, soit sous-vireur, soit-survireur. Si on en revient à la Catalogne, vous l’aurez déduit tout seul, on va donc plutôt privilégier une répartition arrière pour lutter contre le sous-virage. Même s’il faut raison garder et ne jamais être affirmatif en terme de setups, les difficultés récentes qu’on pu avoir certains teams sur asphalte pourrait en partie tourner autour de ce sujet complexe…

Autre focus rapide sur un des paramètres si ce n’est la paramètre majeur de la perfo sur asphalte : les pneumatiques ! Il ne faut jamais perdre de vue que l’ensemble de la technologie d’une WRC est transmise au sol par seulement 4 empreintes plus petites q’une feuille A4 !

Encore plus que sur la terre, les choix de pneus sur asphalte peuvent être décisifs. Sur la terre, l’écart entre les gommes est significatif, mais provoque en moyenne moins d’écart que sur l’asphalte, où là, du fait de l’impact important sur la confiance du pilote, si tu te trompes de gommes, tu ramasses ! 

Dans le passé, quand les choix de gommes n’étaient pas imposés, chaque team avait un panel et un quota beaucoup plus large. La FIA a arrêté tout ça pour limiter les coûts. Dans l’absolu, ça paraît plus facile, on n’a la choix qu’entre 2 nuances : SOFT ou HARD (contre près de 7 à 8 gommes dans le passé!). En réalité, dans les faits, c’est beaucoup plus dur de faire le bon choix, car soit tu as bon, soit tu as faux ! Auparavant, il existait toujours plus ou moins une gomme correspondante aux conditions.

Les choix de pneus sont donc toujours un moment de pression pour chacun des teams. Cette dualité dans le choix a amené ces dernières années des choix mixtes, coté par côté, avant/arrière (plus rare) voire croisés en diagonale sur la voiture. Pourquoi ? Pour tout simplement jouer sur la notion de compromis, et ne pas mettre tous les oeufs dans le même panier : on préférera faire un choix mixte que l’on sait non optimal, plutôt que de prendre le risque de faire le mauvais ! Cette tendance est née plus ou moins sur les routes du Monte-Carlo, et on peut quasiment attribuer cette philosophie à la paire Sarrazin/Vouilloz qui ont été les premiers à rouler en diagonale.

Enfin qui dit pneus, dit aussi gestion des pressions. J’y reviendrai plus en détail lors de la chronique Australie, pour expliquer les lois de la physique qui régissent les évolutions de pression de pneus, ainsi que les impacts sur l’usure et le comportement. Je vois souvent des pilotes amateurs (ou moins amateurs!), appliquer des routines sans comprendre exactement ce qui se cache derrière. On redéfinira ce qui se cache derrière une pression “à chaud”, “à froid”, et comment optimiser tout cela sur une boucle de spéciales.

ERREURS A NE PAS FAIRE

Il y a plusieurs erreurs à éviter en Catalogne.

La 1ère, c’est louper sa 1ère journée. En fonction de la météo de la course, il peut y avoir des intérêts tactiques par rapport au classement du vendredi soir. On le sait également, les écarts générés sur la terre sont supérieurs que ceux générés sur asphalte, où faire des différences reste extrêmement compliqué. Ce qui est pris n’est donc plus à prendre, et se refaire sur l’asphalte souvent utopique.

Dans cette optique, la 2ème erreur à éviter, c’est donc de se louper dans les choix de gommes. On peut y perdre le rallye, ou à contrario le gagner !

Enfin, et j’en profites pour rendre un hommage à tous les techniciens et mécaniciens de l’ensemble des teams, la Catalogne, c’est le rallye de la transformation terre>asphalte. Changer 60% des éléments d’une voiture en 75 min, ce n’est jamais un cure de jouvence ni une partie de plaisir : c’est un challenge pris très au sérieux , qui demande une préparation en amont très importante, et un très grand professionnalisme. J’encourage d’ailleurs tous les spectateurs à aller participer à ces “balais” vendredi soir sur le parc d’assistance, et d’applaudir chaleureusement tous ses acteurs de l’ombre qui réalisent eux aussi à cette occasion une grosse performance.  

JUGE DE PAIX

On a parlé d’asphalte toute la chronique, mais le juge de paix, c’est la spéciale de Terra Alta (désormais nommée La Fatarella) lors de la journée Terre. Pourquoi ? En grande partie à cause de sa portion sur asphalte, qui crée toujours de gros écarts. La position sur la route, la faculté de gérer l’usure des gommes, la finesse dans le pilotage et la prise de risques sont autant de facteurs qui imposent aux pilotes un gros challenge, surtout depuis que cette portion bitumée est placée sur la première moitié de la spéciale, ce qui peut engendrer une double peine : on peut user énormément ses gommes sur l’asphalte, et payer cette usure prématurée sur l’ensemble de l’ES que l’on risque de terminer en slicks ! Si le temps est en plus à la pluie, attention à l’addition qui peut s’avérer très salée !

ANECDOTES

La rallye de Catalogne est le rallye que j’ai fais le plus de fois dans ma carrière (11 fois), donc les anecdotes et souvenirs ne me manquent pas!

L’acte manqué de Seb Ogier en 2008 en JWRC qui nous imposera de partir “ceinture, bretelles, parachute” en Corse pour décrocher le titre; les affrontements Loeb/Sordo de 2006 à 2009, rallyes sur lesquels Dani a cumulé les 2nde place sans avoir manqué de pousser Seb à chaque édition dans ces derniers retranchements (ce qui donnait inexorablement des sueurs froides aux staffs sportifs successifs qui devaient souvent siffler la fin de la récré avant l’arrivée dans l’intérêt de la marque)….

Pour détailler deux anecdotes un peu plus en profondeur, j’ai peut-être vécu ma plus grande déception et ma plus grande fierté d’ingénieur sur les terres catalanes. 

La 1ère, nous sommes en 2010, et je suis aux affaires avec Kimi Raikonnen depuis le début de sa 1ère saison WRC. L’année a été jonchée de coups d’éclats sans lendemain avec plusieurs sorties de routes éliminatoires, ce qui gâchent un bilan pourtant encourageant. En interne, nous sommes pourtant bluffés par la vitesse de pointe de Kimi, notamment sur l’asphalte lisse qui lui rappelle ses années F1, où il réalise des temps en essai que je qualifierai simplement d’impressionnants. Nous attendons donc tous la Catalogne qui devrait être SON rallye, celui où il pourra enfin révéler sa vitesse aux yeux de tous, d’autant plus qu’il avait particulièrement soigné sa préparation et ses recos. La suite de l’histoire vous vous en souvenez peut-être, tonneau et arceau plié dès le 1er run du shakedown : rallye terminé dès le jeudi matin à 9h30…. Quelle désillusion !

La seconde, elle est beaucoup plus récente, puisqu’il s’agit de la dernière édition en 2018. J’ai l’honneur d’accompagner Seb Loeb sur les 3 courses de son mini programme WRC cette année là : on se connait très bien, et les années passées ensemble en WTCC nous ont donné beaucoup d’automatismes dans le travail, pas besoin de longs discours pour se comprendre. En début de saison, on est ultra perfo au Mexique avant de crever, on est ultra perfo en Corse avant et après la boulette de Seb, et nous arrivons donc en Catalogne avec la ferme intention de tuer le chat noir, et de ponctuer cette saison en apothéose, mais également remplis de doutes sur la capacité à le faire.

Les autres pilotes, en bagarre pour les titres mondiaux, ne lâchent rien, et Seb limite les dégâts le vendredi sur terre grâce à son intelligence et à sa position sur la route avantageuse. Il rentre 4 le vendredi soir, loin de Tanak sur une autre planète mais au contact de Sordo et Evans qui le précèdent. La 1ère journée sur asphalte se fait sous le déluge, et Seb et Danos encore une fois parviennent à utiliser leur science de la course, bien aidés par des choix setup et pneus judicieux pour rester au contact. Tanak a crevé, on rentre 3ème samedi soir, à 8s de Latvala alors en tête, Ogier intercalé entre Jari-Matti et Seb. Le samedi soir, comme à mon habitude, j’expose à Seb les différents scénarios possibles pour le lendemain; en fonction des conditions météos, des écarts au kil sur le sec, sur le mouillé, etc… Notre conclusion à tous les 2 n’est pas ultra optimiste, on sait que 8s, à la régulière, c’est ultra chaud à remonter. Avant qu’il ne quitte le parc pour aller potasser ses vidéos, je lui souffle simplement : “Tu sais Seb, là c’est encore le déluge, mais demain l’option pneus HARD n’est pas à exclure… Penses-y….”.

Dimanche matin, on arrive au parc d’assistance sous la “drache complète”, le parc est inondé. Depuis très tôt le matin, je suis en contact avec les ouvreurs météo, postés dans les ES. Le spécialiste Météo France me fait le point avec les dernières prévisions et les images radars. Je commence à flairer le bon coup, et ressort des compte rendus de tests fait avec Seb pour préparer la Corse, sur des conditions humides à séchantes, sur lequel on avait fait plusieurs comparaisons de gommes. Quand Seb arrive, il pleut toujours, et il faut se mettre dans le contexte où on avait roulé la veille en pneus WET “safety”, et même pas en SOFT…. Je montre à Seb mes données, et lui explique la situation : “Seb ici je sais que c’est pas encore palpable, mais on va vers un assèchement certain au fur et à mesure des heures. Quand tu vas arriver en ES, il restera des patchs d’humides, mais dans ces conditions, un HARD chaud peut fonctionner si tu le fais démarrer.” Je lui explique qu’il y a selon mes calculs un delta de 12s sur l’ensemble des 2 ES en faveur du HARD, persuadé que Sordo que je voyais alors comme le prétendant le plus dangereux pour la gagne allait profiter de sa connaissance de la région et de la macro/micro des routes pour oser ce choix. On tergiverse un bon moment avec Seb, les minutes passent, nous faisons monter les SOFT sur la voiture en attendant et pour faire diversion. Il faut savoir que je n’impose jamais un choix : la décision finale appartient toujours à Seb. Tous les pilotes qui quittent le parc minute après minutes ont mis des SOFT, les infos nous arrivent en live. À 2 min de la fin de l’assistance, 2 personnes vont jouer un rôle décisif en ma faveur : Danos tout d’abord, toujours optimiste et courageux, et qui rabâche à Seb “On est là pour gagner Seb pas pour finir 2!” , et enfin Laurent Poggi, homme météo depuis des années, posté dans la dernière ES de la boucle, qui demande à parler à Seb par téléphone : “Seb, écoutes-les, ils ont raison ! Dans une heure ici ce sera sec comme les c**** à Taupin (on nomme taupin…un mort, enterré) ! Gaz !”. La suite vous la connaissez, on chausse les HARD, et en voyant que nous étions les seuls à avoir fait ce choix à la sortie de l’assistance; je suis convaincu dès ce moment là que nous allons gagner le rallye. La matinée se déroulera comme au plan, et Seb ira chercher dans l’après-midi sa dernière victoire en date en WRC.  




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yann BLANCHET
yann BLANCHET
5 années il y a

Génial, merci de ce partage passionnant !!!

Trim
Trim
5 années il y a

Au top !!!!
Serait il possible de la classer avec les autres articles de « l’oeil de l’ingénieur » ?
Merci d’avacné.